Retrouvailles

d’après Thomas Bernhard

L’origine

J’ai découvert Thomas Bernhard à 28 ans, ça a été un choc ! Comme un adolescent découvrant Dickens ou Jack London. Je ne l’ai plus lâché, j’ai tout dévoré... poèmes, théâtres, romans, correspondances. Malgré sa grande diversité de genres littéraires, c’est toujours lui que je pressens derrière chaque pensée, lui et sa maladie des poumons, lui et son enfance écartelée, anéantie, lui et sa haine de sa patrie, lui et son aversion pour le monde de la culture, lui et la culpabilité autrichienne, lui et son acharnement contre le national-socialisme, lui et sa soif de survivre par-delà les montagnes comme un dernier appel d’air avant la chute.
J’ai toujours pensé qu’il randonnait sur les traces de la vérité, avec comme seule boussole, son humour féroce, sans concession, un rire tonitruant, glacial, une méchanceté salvatrice, l’écho d’un ricanement enfantin. Un être capable de renverser les forces de mort en puissance de vie, le désespoir en trouvailles d’humour... continuellement tendu sur l’espace d’une jubilation folle.
Apprendre à regarder, à lire, à chercher, à se dévoiler, à sourire discrètement. Autodiscipline. Autodérision et ironie misanthrope afin de mieux digérer l’insupportable et l’incommensurable répétition des désastres humains.

Aujourd’hui je voudrais lui rendre hommage ou plus humblement le servir. Donner à entendre, une parole et une pensée vitale sur le monde et nos congénères.

Je voudrais me permettre de puiser quelques extraits dans son œuvre (poèmes, roman, théâtre, discours) et plus précisément dans L’Imitateur , récit de chroniques judiciaires, comme socle de départ. Il y a tout Thomas Bernhard dans L’Imitateur , son théâtre, sa prose, sa musicalité...
Je voudrais m’immerger dans « l’univers Thomas Bernhard », dans son style, son souffle, cette imprécation bernhardienne, comme une mécanique théâtrale pour l’acteur et la mise en scène.
Partition musicale, naufragée entre l’opéra, Glenn Gould, Schuman, Chopin et les airs populaires autrichiens.

L’Imitateur est une série faits divers, inventées, réinventés, ou bien réels... Qu’il s’agisse d’histoires entendues ou vécues, le comportement et les déclarations de leurs héros n’obéissent pas aux mêmes lois que la société qui les pourchasse, les accuse ou les rejette. Chacune de ces histoires, même celles qui font rire, crée un choc, une distorsion poétique du réel. Notre petit monde de préjugés et d’idées reçues s’effondre. Thomas Bernhard questionne le vraisemblable et l’invraisemblable, la folie comme thème récurrent, la vérité étant étroitement liée au mensonge...
Il s’attaque à tout, et son nihilisme devient en quelque sorte « carnavalesque ». Avec ce recueil de chroniques parfois macabre, il invente des articles que l’on pourrait retrouver dans les journaux, tellement le journalisme est devenu ridicule. Une presse à scandale, ou un journalisme de faits divers masquant la vérité ou l’ignorance... « Bernhard, quant à lui, a tendance à chercher la délivrance moins dans l’aveu de sa part de culpabilité que dans le rire avec lequel il se moque du monde et de lui-même. »
En laissant parler les faits, il laisse remonter à la surface la réalité et son fond d’horreur, de brutalité, d’ignominie, de laideur. Une fois mis au jour ce fond de scandale inhérent à la réalité elle-même, il travaille à l’exagération qui se tourne elle-même en dérision dans un grand rire alors « Thomas Bernhard apparaît davantage comme figure de bouffon que de censeur assenant à ses contemporains des verdicts implacables. »
Les personnages fous et criminels de L’Imitateur expriment ce que le corps judiciaire ne peut entendre, ce que le corps judiciaire s’avère incapable d’appréhender : une parole sans inscription, une parole qui n’est pas justiciable. Une provocation incessante, qui attend des réactions...

« Peu de choses dans ma vie m’ont effectivement passionné davantage que l’aspect pénal de notre monde. »
Thomas Bernhard

Ici un cireur de chaussures peut devenir dictateur et un père de famille modèle un assassin sanguinaire. Où est le vrai ? Où est le faux ? Le juste et l’injuste ? On peut finir par penser que tout est égal, que tout va par le fond sur lequel se tisse alors l’indifférence de tout.

« Thomas Bernhard nous conduit, tel le Nil, à la source de l’exubérance infinie de la maladie, à sa folie, à sa catastrophique inventivité. Il nous fait monter « sur la grande barque à phénomènes », d’abord en curieux, en spectateur, avant que nous ne nous apercevions, à la trogne hilare des milles monstres qui nous font fête, que nous sommes nous-mêmes assez atteints. »
Chantal Thomas

Thomas Bernhard révèle en nous la maladie de nos liens...
La veillée mortuaire du poète que l’on vient saluer, devoir de mémoire... Quatre acteurs, quatre facettes du poète, quatre individus pris au piège entre un passé insurmontable et un avenir privé de tout horizon : ils doivent trouver leur place entre deux gouffres béants qui s’ouvrent devant eux. Il leur faut, tout comme nous, choisir comment surmonter l’épreuve de l’existence. Variations autour du poids de l’éducation, des modèles, de la culture, de l’art comme moyen d’exister contre l’insupportable. Successions de chroniques lancées au petit tribunal de l’espèce humaine. Un ami d’enfance retrouvé sur le banc d’une gare fait ressurgir le climat toxique du huis clos familial... Quatre clowns métaphysiques s’amusent de la mort, de l’exil, de la fragilité des êtres... Une remise de prix. Une oraison funèbre, comme une « farce de la désolation » en hommage à Thomas Bernhard et sa traque incessante contre le mensonge, le fascisme et l’artificialité.

« L’art consiste donc sans aucun doute à supporter l’insupportable et à ne pas ressentir ce qui est effroyable comme tel, c’est-à-dire effroyable. Il va de soi que cet art doit être défini comme le plus difficile qui soit. L’art d’exister contre les faits, dit Oehler, est l’art le plus difficile qui soit. Exister contre les faits signifie, dit Oehler, exister contre l’insupportable et l’effroi. Si nous n’existons pas constamment contre mais seulement avec les faits, dit Oehler, nous succombons dans les plus brefs délais. »
Extrait de Marcher de Thomas Bernhard

« L’œuvre de TB est immense, véhémente, irrésistible, d’un négativisme infatigable. Il est le chantre de toutes les nuances de la mauvaise humeur, depuis la simple irritation jusqu’au meurtre ou au suicide... Son écriture est à la fois monomaniaque et vagabonde, globalement destructrice et passionnée de détails.
Ce n’est jamais fini. Il y a toujours pire. C’est par cette coopération active, frénétique avec le malheur que la littérature de TB, loin d’être un constat mélancolique, est une lutte active, a des effets revigorants. Ses perdants ne sont jamais à bout de souffle ni d’inventivité, précisément parce que c’est de leur échec qu’ils tirent leur intelligence, leur énergie, leur violente (et impuissance) volonté de créer. »
Chantal Thomas

Note de mise en scène

Dans un univers onirique, teinté de couleurs kafkaïennes, la neige a recouvert par endroit les vestiges d’une salle d’attente entre deux mondes, celui du réel et celui artificiel du théâtre, du rêve, ou du passé... J’aimerais que dans cette espace immuable, on traverse l’histoire de cet homme : Thomas Bernhard. Un homme qui se dresse contre.
Nous sommes des acteurs en prise avec notre soit disant socialisme ultra-libéral, nos services et nos droits en voie d’extinction, notre perturbation chronique, nos réformateurs absurdes, nos lois confectionnées comme des costumes sur mesure pour un petit nombre, nos arbres à abattre, nos maîtres anciens qui ne guident plus personne. Cette hystérisassion des identités comme un désir inconscient de fascisme. Notre société naufragée avec des travailleurs qui paient pour travailler, des habitants qui paient pour exister, des hommes qui paient pour avoir une identité, des citoyens divisés, esseulés, étouffés, sans but.
Et bien sûr, des rêves, des envies, un idéal commun. Nos singularités. Et l’humble envie de rire dans les hauteurs de la pensée de Thomas Bernhard.
Thomas Bernhard comme antidote à l’illusion et à l’hypocrisie. Miroir pour réfléchir le monde, sa vanité, sa comédie. C’est dans la représentation de la représentation que se traque le mensonge. Penser, écrire, marcher... Tension permanente vers l’autonomie. Sortir de l’abri, détruire son abri et tout ce qui rattache à l’abri... Renoncement à toute forme d’installation.
Brice Carayol