L'éternel mari

d'après Fédor Dostoïevski

De L'éternel mari

L'histoire est celle de Veltchaninov, bourgeois mondain célibataire à l'approche de la quarantaine empêtré dans son hypocondrie qui se trouve soudainement poursuivi par Pavel Pavlovitch Troussotzky, « éternel mari ». Veltchaninov a été l'amant de sa femme Natalia tout juste morte au début du récit et peut-être est-il le véritable père biologique de Lisa, sa fille unique…

Depuis ce motif aux apparences de vaudeville, Dostoïevski compose un huis clos cauchemardesque où l'on suit les aventures pathétiques, délirantes et grotesques de ce couple mari/amant. Une sorte de Faust de la psyché humaine dont le pacte n'est plus celui de l'éternité et où l'âme peut désirer sa propre chute.
Il n'y pas de narration objective, mais un récit subjectif parcellaire et déformé par la vision, les défauts de mémoire, les sentiments, sensations, et plus généralement l'état psychique défaillant de Veltchaninov. Car c'est à travers ses yeux que nous vivons l'intrigue. Temps troué, ellipses, invraisemblances, mensonges, incertitude et confusions tissent toute l'intrigue. On a souvent l'impression que l'histoire n'a pas lieu au fil du récit, mais que celle-ci est une re-traversée, un revivre. La dimension presque entièrement dialoguée du roman renforce cette impression d'un accouchement psychanalytique de Veltchaninov par Troussotski, alors qu'ils sont tous deux protagonistes de l'histoire.
Un peu comme si un criminel devait psychanalyser son complice pour que celui-ci puisse enfin recomposer sa propre histoire, son propre meurtre oublié.
Aucun des deux hommes n'avoue, ni l'un son amour de la défunte, ni l'autre le motif de son retour. Il en ressort un affrontement psychologique d'une telle complexité que l'on ne parvient jamais à distinguer le vrai du faux, pas plus qu'on ne distingue le réel du fantasme. Troussotski, semble né des hallucinations de Veltchaninov, et l'on peut douter de sa réalité tant il n'existe que sous le regard de celui-ci, apparaissant, disparaissant sans cesse, tel un fantôme, un revenant, un diable sorti de sa boîte.

Tout presque se passe la nuit, imbibée d'alcool, tout se déplie dans un jeu cruel, comme si chaque motif en dissimulait un autre dans une manipulation perpétuelle.
Les chapitres – titrés comme des tableaux – jettent en un claquement de doigt le lecteur à la manière d'un cauchemar, d'un appartement à l'autre, d'une maison à un cimetière.

On y voit un homme étrange faire le siège de l'appartement d'un autre.
On y voit une enfant passer d'un père à un autre, d'une famille à une autre, de la vie à la mort.
On y voit un homme pleurer sa femme morte et vouloir se (re)marier à une enfant qui pourrait être sa fille.
On y voit un homme (Veltchaninov) se confondre en un autre Troussotzki.
On les voit, tous deux, s'abîmer dans les ronces du délire.
Et l'on se noie avec eux dans les eaux sombres de la psyché humaine, asphyxié d'égoïsmes, de jalousies, de désirs et de passions.
Nous ne sommes pas chez Feydeau auquel le titre trompeur (L'éternel mari) de la nouvelle de Dostoïevski fait irrésistiblement penser. S'il y a bien la petite musique de la réplique, le paroxysme des situations, les quiproquos, et si souvent l'on rit, tout, ici, est poussé plus loin, plus bas. Sous la surface. En sous-sol. Nous sommes dans la cave de l'humanité – quand bien même tout se passe dans des salons.
L'apparence vaudevillesque est un habit qui recouvre le corps central : La faute, le mal, la culpabilité, l'abandon, l'innocence sacrifiée.

Qui est le père : Veltchaninov ? Ou le mari Troussotski ? Chacun se fera sa réponse. Natalia est morte, la mémoire est perdue. Et l'on rit.
On rit de la tentative désespérée de recomposition d'un temps oublié, on rit des lâchetés, des mensonges et des trahisons, on rit des disputes et des situations fantasques. Mais toujours bien présent, il y a le corps en attente de Lisa. Lisa, qui attend qu'on prenne soin d'elle. L'on rit et pourtant il y a une victime, qui elle ne fait pas rire : ce n'est pas le mari trompé, ni la femme infidèle ou l'amant puni, mais l'enfant sacrifiée : Lisa.
Lisa, une petite fille de huit ans soumise à l'inconséquence de ces hommes, qui se partagent « sa paternité », comme on rachète une faute, ou au contraire on s'en débarrasse. La vie broyée par la comédie, l'absence de don, l'absence de soin, l'absence d'amour.
L'enfant passe de mains en mains, de père en père, en père, de maison en maison.
On la partage, on la déplace telle une poupée ; jusqu’à ce que dans l'indifférence, la fièvre l’emporte – non sans avoir chuchoter :

« Emmenez-moi d'ici »

 

« Emmenez- moi d'ici. C'était une demande douce et douloureuse, sans la moindre nuance de cet agacement qu'elle avait exprimé la veille, mais, en même temps, il y avait aussi comme quelque chose qu'on y entendait, un peu comme si elle même avait été pleinement persuadée que sa demande ne serait exaucée pour rien au monde. »

 

Temps et sentiments semblent troués et les personnages eux-mêmes amnésiques.

Tout est changeant et soudain, les tableaux se succèdent, comme des séries de flashs, de photos tour à tour surexposées ou profondément sous exposées.
La reconstitution à la manière d'une enquête se fait au fur et à mesure des dialogues. Les aveux surgissent des esprits et libèrent un peuple de fantômes. Rien n'est jamais totalement décrit ou pour le moins demeure elliptique, si bien que pour l'essentiel le récit se compose dans l'imagination du lecteur, pour nous : le spectateur. Aucun point de vue surplombant, aucune description objective, les logiques narratives sont dissoutes par Dostoïevski qui se joue lui-même de ses personnages les faisant dégringoler ainsi qu'il s'abîme dans sa propre vie dans le jeu et les crises. Une chute sans fin, absurde, cruelle et drolatique.

On a la sensation d'une expérience sous psychotrope, grotesque et tragique. Une comédie au vitriol dont on ne peut en ressortir indemne. Et c'est ce qui rend ce texte unique et puissant.

L'espace

La question de la mise en scène est indissociable de l'invention de l'espace de la représentation et tient même en partie à la pensée de celui-ci.

Tout se passe dans un appartement. Sur le plateau, scène et salle ne font qu'un, de sorte que les spectateurs sont dans le décor, au même titre que les acteurs, ou plutôt sont eux même les parois qui enserrent les personnages. On pourrait aussi bien dire que tout se passe comme dans l'hémisphère droit d'un cerveau.
Ça se passe ici et maintenant, dans le temps d'une représentation donc le temps de l'imaginaire. Un appartement de type haussmannien qui renvoie au siècle de Dostoïevski aussi bien qu'au nôtre puisque nous continuons de l’habiter. De même pour les vêtements : des costumes sans ostentation de sorte qu'on ne pourra véritablement situer un temps historique. De même pour le mobilier mélangé et les accessoires : les temps seront confondus. Bureau, canapé sofa tapis, vaisselle, tableaux, gravures etc.

Seul un mur entier demeure : il sera composé de portes hautes à double battants, de type haussmannien. Celles-ci proposant réalistement une entrée d'appartement. Elles pourront aussi entièrement s'ouvrir, n'être plus que squelette et disparaître, donner à voir vide et profondeur d'espaces, jeux, imaginaires.

Les spectateurs

Les spectateurs seront autour de ce salon rectangulaire dont aurait coupé les murs à 70 cm de hauteur. Les spectateurs sont ainsi le prolongement des murs, ils sont derrière les murets qui encadrent l'appartement, assis sur des chaises, et des bancs gigognes. Les spectateurs sont d'une certaine manière eux même les murs ou le voisin derrière le mur ou encore le cerveau dans lequel se déroule cette aventure. Ce dispositif autorise toutes les métaphores.

Jauge et dispositif

Les spectateurs sont assis sur trois ou quatre rangées de bancs gigognes disposés sur toute la longueur tri frontal, autour des murets qui délimitent l'espace scénique.
La capacité et jauge spectateurs est donc variable en fonction des désirs et besoins de chaque lieu d'accueil.
Le spectacle peut se jouer sur le plateau aussi bien que dans toute salle de dimensions suffisantes. Sur le plateau du théâtre aussi bien qu'en décentralisation.

Lumières et son

Les lumières

Les lumières seront celles d'un appartement tel que décrit : lampes anciennes sur pied, lampes de chevet, lampes de bureau (en verre / fer laiton, etc.), opalines, abat-jour, etc.
Un grill technique de projecteurs dessinant le rectangle de l'appartement permettra aussi de démultiplier et changer les points de vue et rompre avec le réel présupposé.
Il s'agit d'un jeu permanent de bascule entre le réalisme de l’espace, réalisme des psychologies et réalisme du jeu et des situations d'un côté, et, imagination, symbolisme, fantasmes, fantômes, et théâtre de l'autre. Jusqu'à parvenir à une porosité des perceptions de sorte qu'elles se mélangent ou finissent par se confondre pour qu'on ne puisse plus distinguer ce qui est, de ce qui est peut-être, ou de ce qui relève des multiples interprétations, du subconscient voire même de l'imaginaire du spectateur.

Le son

Un traitement, une matière sonore que l'on pourrait qualifier de mentale participe de la construction de cet univers hallucinatoire. Il s'agit d'une déformation de l'espace objectif réel, d'une perception perturbée, fragmentaire, malade – puisque, souvenons-en, tout est vu, ou raconté par et à travers la vision d'un seul personnage. Parfois son attention se fixe sur un détail, à d'autres moments tout devient flou, confus.
Tout peut faire sens, le son d'une porte qui frappe sur une durée indéfinie, ou bien une voix venue d'on ne sait où, etc. Son, matière sonore ou musiques épouseront ces différents points de vue.